En l'espace de treize ans et cinq albums, le duo composé de Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido seront parvenus à conquérir tout un public d'aficionados avec la bande-dessinée Blacksad, qui narre avec un ton et un cadre aussi noirs que les films du genre les aventures anthropomorphes et nicotinées d'un inspecteur aux pattes de velours.
Faute de pouvoir se jeter sur un sixième tome en bonne et due forme, les fans de chats que vous êtes forcément pourront peut-être trouver avec cette adaptation vidéoludique un substitut de qualité ? Mais parce que le plus mignon des quadrupèdes peut vite sortir les griffes dès que la situation lui déplaît, rien n'est moins sûr.
Goodbye Kitty
Supervisé par ses deux auteurs, Blacksad : Under the Skin se veut dès son écran-titre résolument fidèle à l'ambiance si particulière de l'oeuvre originale : dans la pénombre d'une salle de sport poussiéreuse à souhait, un macchabée pend délicatement au bout d'une corde, avant que la pauvre femme de ménage, levée depuis l'aube, n'atteste de cette macabre découverte d'un cri strident. Le cadrage est propre, intelligent, et rassure en un seul plan sur le soin apporté au visuel des premières adaptations du père John en jeu vidéo. Ici, Joe Dunn, le propriétaire d'une salle de boxe en voie de disparition s'est mystérieusement donné la mort avant un match très attendu, et son poulain Bobby Yale forcément suspecté, s'est fait la malle... Sorte de volume bonus pour ceux qui parviendront à en voir le bout, Blacksad Under the Skin nous plonge au coeur d'une enquête inédite, qui traite comme toujours de vrais sujets politiques à souhait : racisme, paris truqués, maccarthysme... Sur ce point, l'aventure de Pendulo ne fait preuve d'aucune concession et se plonge sans vergogne dans les thématiques des années 1950 auxquelles la série nous a habitués. Les espèces animales choisies avec soin par le studio Pendulo font également honneur à la série, en témoignant systématiquement d'un point de vue aiguisé sur la société d'après-Guerre outre-Atlantique.
Trop gros, chat passera pas
Au-delà de son ambiance particulière, portée par une bande-son jazz de bar clandestin, Under the Skin fait souvent preuve d'une écriture juste et assez fine, qui aborde bien d'autres thématiques entre les lignes, et pas que les rails de coke. Le jeu d'acteur s'en tire généralement bien, que ce soit en anglais, en espagnol ou en français, même si la synchronisation labiale ne fait pas forcément des merveilles, la faute à des personnages inégaux dans leur modélisation. Sur le plan graphique, Blacksad n'est pas non plus un foudre de guerre : assez sommaires, les quelques environnements présents ne sont pas forcément des plus travaillés, ce qui pèche tout de même un poil (de chat) dans un jeu de ce style. La caméra se donne souvent du mal pour vous mettre des bâtons dans les roues, et les collisions d'un autre âge auront de quoi vous faire feuler, et pas qu'un peu. C'est comme les couleurs qui foutent parfois subitement le camp : on a beau incarner un félin, on est plus dans le crash technique que dans l'immersion visuelle du chat... Si immersion il y a, elle se fera à travers les nombreux choix moraux qui structurent l'enquête, et permettent de dessiner la personnalité de "son" Blacksad, un choix astucieux qui permet en plus d'emprunter plusieurs chemins différents pour finalement arriver à ses fins. De quoi gonfler intelligemment la durée de vie du titre, mais encore faudrait-il pour cela avoir envie d'y revenir.
Je n'ai que neuf vies
C'est d'autant plus dommage que la trame fait preuve de peu de variété en termes d'environnements, et oblige parfois à tourner en rond pour trouver ce fichu item qui fera enfin avancer l'intrigue, jeu d'aventure oblige. Et si l'on pestera par moment envers ce manque de clarté, les mécaniques d'enquête se révèlent très sympathiques, bien que largement inspirées de la série des Sherlock Holmes : après avoir recueilli suffisamment d'indices et de témoignages, John pourra se concentrer pour relier entre elles des preuves, et débloquer de nouveaux éléments pour faire progresser l'enquête. Cette réflexion donne l'impression de prendre véritablement part à l'intrigue, et les rebondissements rythment plutôt bien l'ensemble, même si on se facepalmera volontiers devant un deus ex machina qui aurait mérité d'être retravaillé.
C'en est presque rageant, puisque la fidélité de la noirceur du matériau original est largement respectée, les personnages intéressants à découvrir au fur et à mesure qu'ils abattent leurs cartes (contraints et forcés), et que l'ambiance nous plonge plus que jamais au sein d'une période passionnante et trouble de l'histoire des États-Unis...